vendredi 1 juillet 2011

La Mosquée Verte de Pierre Loti

LA

MOSQUÉE VERTE

A

MONSIEUR PAUL CAMBON

AMBASSADEUR DE France

I

Brousse, 29 mai 1894.

Les Imans de la Mosquée Verte, assis à l'ombre matinale,
commençaient le rêve du jour. Les premières heures du
soleil nouveau venaient de les réunir dans leur lieu fami-
lier, au bord de la sainte terrasse, sous des platanes cente-
naires. La mosquée, derrière eux, élevait sa façade de
marbre. Et, à leurs pieds, devant leurs yeux contempla-
teurs, la ville de Brousse, toute noyée de verdure, dévalait
doucement dans l'abîme lointain des plaines.

Ils rêvaient à l'ombre, les Imans de la Mosquée Verte.
Les feuilles neuves des platanes étendaient un dôme très
frais au-dessus de leurs turbans immobiles. Peu de bruits
troublaient leurs flottantes pensées : des chants d'oiseaux,
des musiques d'eaux vives, et, entendues de loin, des
voix gaies de petits enfants ; la ville d'en dessous, à demi
cachée dans les arbres, leur envoyait à peine le murmure
de sa vie tranquille, assourdie sous tant de feuillages.

La terrasse les Imans rêvaient était, devant la mos-
quée, comme un péristyle déjà religieux ; elle formait sanc-
tuaire au dehors. Elle s'entourait d'un mur bas tapissé
de fleurettes de mai, et on y accédait par un portail ouvert
à tous venants. En plus de ces platanes vénérables, sous
lesquels les Imans s'abritaient, on y trouvait aussi un grand
cyprès sombre et un kiosque blanc, aux arceaux légers,
d'où jaillissait une fontaine...

Quand, avec mon compagnon de voyage, je pénétrai pour
la première fois dans ce lieu de continuelle paix, nous
n'étions à Brousse que depuis la veille au soir, amenés par
l'ambassadeur de France.

La maison notre ambassadeur nous avait offert l'hos-
pitalité charmante était située à mi-bauteur de montagne,
en dehors de la ville, presque dans les champs, entre
Brousse et le village de Tchékirgué. Une maison orien-
tale toute neuve, presque inachevée, ayant encore ses pla-
fonds et ses portes de bois blanc ; en bas, un vestibule pavé
de faïence ; en haut, nos chambres regardant des lointains
infinis et un grand salon aux murs blanchis de
chaux fraîche, sur lesquels on avait cloué à la hâte de
longues broderies de soie et d'or en forme de portes de
mosquée.

Arrivés en voiture, très tard, pendant une nuit sans lune,
nous n'avions rien pu deviner hier de la vieille ville déli-
cieuse. Et, ce matin, nos fenêtres ouvertes au clair soleil,
nous nous étions d'abord émerveillés de voir tout appa-
raître ; l'impression nous était venue de plonger aux temps
anciens de l'Islam, d'assister à un printemps d'autrefois,
dans un éden de tranquillité et de verdure. Puis nous
étions sortis dans la lumineuse campagne, et, pressés de
connaître cette Mosquée Verte, nous avions loué une quel-
conque de ces petites carrioles turques, qui stationnent
aux carrefours des chemins, sous les grands arbres. D'une
forme bizarre de nacelle, peinturlurée de toutes sortes de
dessins et de fleurs, elle était mal suspendue, basse avec
une toiture courbe ornée de [cuivres brillants et de brode-
ries de perles; le cocher portait veste rouge soutacbée d'or;
le cheval blanc, bariolé de henneh, avait des colliers, des
pendeloques et des clochettes : tout un Orient archaïque,
naïf, un peu enfantin encore, s'ébattant dans la joie des
nuances vives.

En route, nous avions croisé quantité de petits équipages
pareils, qui détalaient gaîment, éclatants de peinturlures,
au milieu des verts printaniers, sous les voûtes de feuilles
nouvelles, le long des talus de hautes herbes piquées de
coquelicots rouges. Et, dans ces carrioles, c'était une con-
tinuelle diversité de costumes : des hommes en veste bro-
dée et rebrodée, des femmes qui se drapaient dans de longs
voiles de soie lamée d'or et ne laissaient voir de leur visage
que les beaux yeux peints. Sous nos pieds s'étendait l'im-
mense plaine, des arbres moutonnaient à l'infini comme
la frisure d'un tapis de laine verte. Et Brousse était devant
nous, accrochée au flanc du mont Olympe qui dominait
toutes choses de sa cime encore zébrée de neiges ; ville
presque enfouie dans les branchages enchevêtrés, et plutôt
devinée qu'aperçue; sorte de grand bois d'une teinte de
printemps, d'où émergeaient çà et les dômes des mos-
quées, les minarets blancs et les cyprès noirs. Nous
dépassions aussi des charrettes lentes, que traînaient des
buffles gris, coiffés de perles bleues, ou des boeufs blancs
au front rougi de henneh. Et des groupes de paysans
encombraient le chemin, apportant d'extravagantes charges
de branches de mûrier, pour ces vers à soie qui depuis des
siècles travaillent inconsciemment à filer les célèbres étoffes
de Brousse.

Dans la ville enfin, nous avions commencé à rouler
bruyamment sur les pavés durs. De chaque côté des rues,
les maisonnettes en bois se suivaient sans s'aligner ; les
étages supérieurs, très débordants, étaient soutenus par
des volutes, des consoles, et en général posés de travers
sur les étages d'en dessous, suivant des fantaisies impré-
vues pour orienter mieux vers le beau paysage, vers
l'infini des plaines, quelque fenêtre grillée par regardent
les femmes. Il y avait des petites boutiques naïvement
ornées ; des petits métiers bizarres qui s'exerçaient sans
hâte par des procédés d'autrefois. On prenait de plus en
plus conscience d'un recul dans ces bons temps passés, qui
étaient moins durs aux artisans et aux pauvres. On sentait
combien ici la vie était demeurée simple et contemplative :
d'innombrables rêveurs étaient assis, à l'ombre des arbres,
aux portes des cafedjis ou des barbiers, devant un nar-
guilé, une microscopique tasse de café, ou seulement un
verre d'eau claire rafraîchie d'un peu de neige de l'Olympe
Des arbres, des arbres partout, et des rues entièrement
voûtées de treilles centenaires, aux pampres tout neufs. Çà
et là, aux carrefours, apparaissaient des petits lointains
baignés de pénombre verte, comme des lointains de dessous
bois, et la bigarrure charmante des costumes éclatait mieux
dans le gai feuillage, la bigarrure des vieux costumes turcs,
nullement gâtés comme à Stamboul par nos modes tristes.
Beaucoup de mosquées, s'abritant toutes sous des platanes
géants, sous des platanes sans âge, aux troncs monstrueux,
encore admirablement verts dans leur vieillesse extrême.
Et tant de fontaines jaillissantes, descendant, en minces
filets ou en belles gerbes pures, des neiges d'en haut ! Toute
cette ville ombreuse était entièrement pénétrée par les eaux
vives, qui tombaient ensuite et se réunissaient dans les
plaines d'en bas. Et tant de sépultures partout ! Le long
des rues et sur les places, des morts mêlés aux vivants ;
des kiosques funéraires, des tombeaux, verdis à l'obscurité
de leurs grands cyprès... Mais cela était sans horreur et
sans effroi, au milieu de ce peuple de croyants ; il semblait
que ces invisibles couchés sous terre ne faisaient que
poursuivre le tranquille rêve de leur vie, le même rêve,
avec un peu plus de mystère seulement, un peu plus de
silence encore et plus de nuit...

Brousse avait continué de défiler vite sous nos yeux,
tandis que nous passions dans notre petite voiture peinte.
Après une demi-heure de route, nous étions arrivés à un
large et profond ravin, dans lequel courait un torrent sous
un fouillis d'arbres ; des ponts l'enjambaient, des ponts
antiques et massifs, d'énormes arceaux byzantins, et,
comme ces ponts étaient d'une inutile largeur, les Turcs
avaient bâti dessus, tout le long des parapets, des maison-
nettes suspendues, pour y jouir du site étrange : c'étaient
des ponts habités. Contrairement aux villes arabes, les
impénétrables demeures, ensevelies de chaux blanche,
n'ont jamais de fenêtres, les villes en bois peint de la Tur-
quie regardent de tous côtés par des milliers d'ouvertures,
que masquent seulement, pour l'observance musulmane,
des grillages légers.

La ville enfin traversée, notre attelage s'était arrêté près
de la Mosquée Verte, sous des platanes, et, à pied, déjà
charmés, même un peu recueillis, nous avions franchi le
petit portail pour pénétrer dans le saint préau. Les Imans
alors nous étaient apparus, assis tout au rebord de leur
terrasse et découpés en silhouette sur les lointains pro-
fonds qu'ils contemplaient. Leurs turbans, blancs ou verts,
s'étaient à peine tournés vers nous, et puis ils avaient
repris leur rêve, nous laissant contempler aussi.

La mosquée nous surplombait, toute blanche et tran-
quille. Ses parois de marbre, un peu déjetées par les
siècles, par les tremblements de terre, donnaient, dès
l'abord, malgré leur blancheur immaculée, l'impression
des temps lointains. L'herbe y poussait çà et là, formant
bordure verte entre les assises, et des colombes affairées,
qui faisaient leur nid dans les trous du mur, allaient et
venaient alentour. La haute porte, d'un dessin mystérieux,
avait pour couronnement quelque chose comme une
multiple retombée de stalactites de grotte, et les fenêtres
s'encadraient de fines dentelles d'Alhambra. Mais, malgré
celte extrême complication de détails, l'ensemble, les
grandes lignes, tout demeurait reposant et simple. Il était
vraiment un grand maître du rêve, celui qui l'a conçue, il
y a cinq siècles, la Mosquée Verte et qui l'a édifiée ici,
devant ces perspectives profondes, en balcon avancé sur
ce pays d'arbres.

Les marches de marbre blanc, envahies d'herbes qu'on
ne dérange jamais, étaient aujourd'hui toutes semées de
coquelicots rouges : les Turcs sentent le charme des
ruines, des fleurs sauvages reprenant leurs droits sur les
plus splendides choses humaines et, d'ailleurs, s'ils ne
réparent jamais rien, c'est pour ne pas contrarier la volonté
d'Allah, qui est que tout tombe et finisse...

Les Imans, assis à l'ombre, ayant compris notre désir
d'entrer dans le sanctuaire, nous avaient envoyé un jeune
homme qui rêvait là, étendu à leurs côtés.

C'était un garçon pauvre, qui avait métier de louer des
babouches aux visiteurs de ce lieu saint. Humblement il
était venu nous chausser et ouvrir devant nous les portes
de la mosquée sereine.

D'abord, nous n'avions perçu qu'une impression de
fraîcheur, de pénombre délicieuse, de suprême paix ; puis,
lentement, le charme spécial de ce lieu nous avait impré-
gnés.

Au centre, une fontaine jaillissait d'une vasque toute
blanche. Sur les murailles, des faïences rares de celles
dont le procédé de coloration est depuis trois cents ans
perdu alternaient avec la blancheur des marbres. Au-
dessus de la porte d'entrée, apparaissait très haut la grande
loggia en faïence des sultans d'autrefois, et de chaque
côte, au niveau des dalles, des loges pareilles s'ouvraient,
pour les Imans ; les précieux carreaux qui les tapissaient,
représentant d'inimaginables fleurs, avaient des encadre-
ments et des bordures de tous les bleus turquoise depuis
la fraîche turquoise couleur de ciel clair jusqu'à la tur-
quoise mourante s'éteignant dans les verts étranges.

Au fond de la mosquée, resplendissait le Mihrab (qui est,
comme chacun sait, le portique très saint, orienté dans la
direction de la Mecque, vers lequel se tournent les fidèles
en priant) ; chef-d'oeuvre d'art ancien, très haut et majes-
tueux, il était entièrement en faïence; ses fleurs, ses ara-
besques, ses inscriptions en relief, avaient des contourne-
ments infinis ; son ogive, à mille brisures, était surchargée
de stalactites, rappelait les lentes cristallisations aux
voûtes des cavernes ; et, au-dessus de tout, couronnant ces
complications amoncelées, une série de grands trèfles poly-
chromes se découpaient sur le marbre blanc des murs.

Et toujours, ici comme dehors, dans son prodigieux
entassement de détails, la mosquée demeurait simple en
elle-même, conçue avec un art supérieur, pour être, malgré
tout, reposante à voir. Le calme qui s'en dégageait devait
provenir peut-être de l'absence de toute forme vivante :
rien de ces images douloureuses, souvent superbes, mais
toujours trop humaines, qui décorent nos églises. Les
fleurs même ayant je ne sais quoi de rigide qui les change;
partout la régularité géométrique, l'impersonnel, l'abstrait,
l'inexistant; l'arrangement des choses et leur dessin pur,
sentant déjà l'approche et l'apaisement d'une sorte d'au-
delà inorganique, immatériel, éternel...

Nous avions voulu visiter ensuite le tombeau du sultan
Mebemed Ier, fondateur de cette mosquée. Il était dans le
voisinage, sur une esplanade un peu plus haute, et nous
avions repasser sous les vieux platanes, monter encore
quelques marches de pierre.

C'est ce tombeau qui est la véritable Mosquée Verte, nom
qui cependant va si bien à tout l'ensemble de ce lieu saint,
à cause de l'admirable verdure des alentours, à cause de
la verte pénombre que les platanes entretiennent ici au-
dessus des marbres.

Un kiosque funéraire de forme octogonale, surmonté d'un
dôme et orné au dehors d'un revêtement en petits carreaux
couleur vert-de-gris, imitant les écailles des lézards.

Au dedans, un enchantement, dans des nuances de mer
et d'émeraude. Des faïences semblables à celles de l'exté-
rieur, mais brodées de fines arabesques d'or, et, au milieu
de chacune des faces de l'octogone vert, une rosace poly-
chrome, une de ces rosaces à la fois si compliquées et
si simples, d'un dessin de châle persan, qui s'effilent en
une pointe élancée et que termine une sorte de fleur de lis.

VII. 35
Des petits vitraux, haut perchés, tout près du dôme, et
travaillés autant que des pièces de bijouterie, laissant
descendre une lumière changeante, comme filtrée au tra-
vers de pierres précieuses. Par terre, l'épaisseur des tapis
anciens, sur lesquels on marche sans bruit, en babouches.
Et au centre du kiosque, le catafalque, le monumental
catafalque incliné, en forme de cercueil, coiffé du turban
de jadis et recouvert d'un voile de la Mecque, en soie
groseille pâle avec inscriptions d'argent mat. Une merveille
d'art oriental, cette grande triste chose rose, chamarrée
d'argent, qui se dresse devant ces fonds couleur d'eau
marine...

Ensuite, le loueur de babouches nous avait ramenés
dans la première cour, près des Imans silencieux, nous
proposant de nous asseoir aussi au rebord de la terrasse,
pour jouir de la vue incomparable des lointains.

Les Imans, à notre approche, avaient porté leur main
droite à leurs lèvres, puis à leur front, en geste de saluta-
tion amicale, nous invitant à prendre place près d'eux
sur un tapis rouge. Et, alors, notre connaissance et notre
sympathie avaient commencé.

Le lieu d'élection des Imans est une modeste et très
vieille estrade en planches, qui s'appuie au tronc du grand
cyprès et l'on monte par trois marches fendillées au
soleil. Le plancher en est très vermoulu ; tout au bord de
la terrasse, il affleure le sommet du petit mur d'enceinte.
pour permettre, même aux personnes assises, de ne rien
perdre du merveilleux panorama d'en-dessous.

Quand nous sommes là, on fait venir du café, des
narguilés, et le petit loueur de babouches s'assied aussi
en cercle avec nous, car, si pauvre qu'il soit, les Imans
l'admettent dans leur compagnie : d'abord, les gens du
peuple sont ici tous plus ou moins affinés par la prière ; et
puis, la Turquie est le vrai pays de l'égalité, égalité
devant la contemplation et devant le rêve. Ils ont pourtant
une foi, les Turcs, un clergé puissant, une théocratie et un
khalife ; mais cela n'empêche pas les riches et les pauvres,
les laboureurs et les plus savants derviches, de se tendre
la main, de s'asseoir côte à côte, devant les plus humbles
petit cafés, pour causer ensemble. Et nous ignorons com-
plètement la fraternité qu'ils pratiquent, nous, les promo-
teurs des belles théories égalitaires qui aboutissent à la
marmite explosible, après nous avoir fait passer par la
duperie honteuse et bête d'une aristocratie d'argent.

Sur la terrasse des Imans, la causerie, qui amène pour
nous l'oubli des heures, est très lente, très clairsemée dans
du silence, composée surtout de formules aimables, sou-
rires, gestes calmes pour indiquer les grands horizons
développés sous uos pieds.

D'abord, à la même altitude que nous, sur le flanc du
mont Olympe, s'éploie la ville de Brousse, berceau des
Osmanlis. Très plongée, cette ville, presque noyée, disparue
dans les ramures de tous ses arbres, clans les feuillages si
frais de son beau mois de mai. Les Turcs l'appellent la
Ville aux cinq cents mosquées; et, en effet, ce qui surnage
au-dessus du flot vert, ce sont surtout les saintes coupoles,
les flèches blanches des minarets, puis les grandes
larmes noires des cyprès, disant qu'il y a partout des
morts, que les Osmanlis d'autrefois sont là, endormis sous
les pas de leurs fils pieux...

La ville ne descend point d'une plongée égale et régu-
lière dans les plaines. Çà et là, des ressauts, des plans de
terrain s'avancent comme des proues, supportant des mos-
quées plus émergées de la verdure, des maisons plus
apparentes; et, au bord de ces escarpements, toujours
s'étendent des terrasses, des lieux de contemplation
d'autres rêveurs comme nous sont assis devant les loin-
tains.

Les plaines d'en bas, toutes veloutées d'arbres, de peu-
pliers, de mûriers, de chênes, s'en vont, s'en vont de plus
en plus bleuâtres, jusqu'à une ceinture de montagnes très
éloignées, d'une teinte claire d'iris, qui confinent avec le
ciel pur. Et, derrière nous, cette mosquée aux grands murs
de marbre, qui semble contempler aussi par ses fenètres
festonnées, épanche son calme mystique sur nos têtes...

Un groupe d'hommes est là, un peu à l'écart, dans le saint
enclos. Assis ou étendus, accoudés au petit mur d'enceinte,
silencieux tous, ils regardent au fond du gouffre vert :
campagnards quelconques, brigands ou bergers. Grands et
blonds, superbes, les yeux ombrés, la moustache détachée
en clair sur le visage hâlé de soleil, ils portent des vestes
bleues ou rouges, courtes de taille, laissant voir le large
enroulement des ceintures de cachemire autour des reins
souples. Leurs manches, taillées à la tartare, pendent
librement de leurs épaules, un peu comme des ailes : leurs
pantalons à mille plis s'arrêtent au-dessus du genou,
découvrant, suivant la mode d'Anatolie, le haut du mollet
nerveux au-dessus de la guêtre serrée. Types de guerriers
songeurs, ils seront ou ils out été de ces soldats croyants,
admirables au feu, qui composent et rendent si fortes les
armées de Turquie.

L'air est sec et suave, déjà d'une saine chaleur d'été. Le
parfum des innombrables roses des jardins monte jusqu'à
nous, mêlé à des senteurs balsamiques de cyprès...

Est-ce qu'il y a dans ton pays beaucoup de points de
vue aussi beaux que celui-ci ? demande en souriant l'un
des turbans verts.

Et, au ton de sa question, on sent qu'il ne croit pas la
chose possible...

Quelle conception haute et sage ils ont de la vie, ces
gens-là ! Considérer comme transitoires les choses d'ici-
bas ; espérer en Dieu et prier ; se créer très peu de besoins,
très peu d'agitations, et jouir le moins brièvement possible
de ce qui est d'une vraie beauté sur terre : les printemps,
les matins limpides et les soirs d'or.

Quand nous quittons les Imans de la Mosquée Verte,
promettant de revenir les voir, leurs saluts sont gracieux
et grands.

Et déjà, entre nous, une sympathie s'est nouée ; ils ont
compris sans doute que nous sommes presque des Orien-
taux, nous dont les côtés tourmentés leur échappent...

Brousse, que nous traversons de nouveau pour rejoindre
la maison de notre ambassadeur, sommeille doucement
sous la chaleur de midi. Et beaucoup de gens sont à
genoux, les mains jointes, la tête levée, faisant leur prière.

II

Parmi tant de lieux de paix et de rêve dont l'ensemble
forme Brousse, il en est un autre particulièrement exquis :
le bocage funéraire, autour de la mosquée Mouradieh. Là,
sous des cyprès hauts comme des tours, sous des platanes
centenaires grands comme des baobabs nubiens, sont
ombragés des kiosques qui servent de dernière demeure
à plusieurs sultans passés. Des rosiers, comme des lianes,
courent d'un arbre à l'autre, fleurissent avec une étonnante
profusion le long des sentiers envahis d'herbes folles. De
l'eau jaillit partout des vieilles fontaines : des oiseaux ont
des nids dans toutes les branches. C'est le bocage de
l'ombre et surtout le bocage des roses. Par exception, on
n'y a pas de vue: on y devine seulement, sans les voir, les
plaines d'en dessous ; on y est enfermé sous une voûte
verte, entre des murs verts qui y font la paix plus invio-
lable qu'ailleurs et plus attristée.

Et, de tous ces très vieux kiosques que vient nous
ouvrir les uns après les autres un Iman rêveur le plus
charmant est celui du prince Mustapha (1472).

L'intérieur en est revêtu des plus admirables faïences
persanes. C'est, sur fond bleuâtre, un semis de fleurs ima-
ginaires, d'un dessin archaïque et rare ; des fleurs de deux
bleus, lapis et turquoise, alternant avec des fleurs de
corail, émaillées en relief. Au-dessus de cette tapisserie
féerique, court une frise également en faïence, à fond
noir, avec inscriptions religieuses blanches traversées de
gerbes de fleurs roses. Et on recherche aujourd'hui
le secret de ces colorations-là, qui est perdu depuis trois
siècles.

Le prince ayant demandé que son tombeau fût semé de
gazon et arrosé par l'eau du ciel, ses successeurs fidèles
ont laissé, dans la voûte de ce kiosque sans prix, une
ouverture par les pluies tombent ; le catafalque de
marbre blanc, en forme de grand cercueil ouvert, a été
rempli d'un terreau rougeâtre pousse à l'ombre, entre
les merveilleuses murailles de faïence, une herbe pâle et
maladive.

Le soir, une attirance nous ramène vers nos amis de la
matinée, vers la belle Mosquée Verte.

En même temps que nous, y arrivait un petit cortège
funéraire : un jeune homme, porté à l'épaule, sur un
brancard, par d'autres jeunes hommes recueillis et graves.
Le corps, à jamais rigide, était recouvert d'étoffes brodées
qui en dessinaient la forme, et on ne voyait pas le visage,
caché sous un voile. Rien de triste lugubrement, mais plu-
tôt une mélancolie apaisée et douce, dans cette scène de
mort, dans ce cortège si jeune, aux costumes de couleurs
vives, défilant sous les platanes, par une soirée de prin-
temps, avec toutes ces fleurs alentour...

Nous avions ralenti notre marche pour les laisser passer.

Ils déposèrent un instant la civière sur les marches de
la mosquée. Les Imans alors, sans qu'on les appelât, se
levèrent lentement, dans leurs robes de prêtres, et vinrent
s'aligner autour du mort pour prier.

Puis, quand les prières furent dites et l'enterrement
reparti, ils se tournèrent vers nous avec de bons sourires,
nous invitant à venir reprendre place sur l'estrade, sur le
tapis rouge, pour faire avec eux le rêve du soir.

Un cafedji du voisinage apporta comme ce matin des
narguilés, du café, et de primitifs petits sorbets rafraî-
chis à la vraie neige d'en haut ; puis, voyant que nous
désirions payer à notre tour cette dînette : « Oh ! dirent-
ils en plaisantant, vous êtes des mussafirs ( des étrangers) ;
votre argent ne passerait pas dans notre ville », et le
cafedji, d'entente avec eux, n'accepta point nos offres. Ils
étaient presque pauvres cependant, et quelques pièces de
monnaie comptaient encore pour eux ; mais leur refus avait
tant de bonne grâce distinguée, que nous ne pouvions que
nous soumettre et sourire aussi.

Vraiment, ceux qui n'ont rencontré les Turcs qu'à Cons-
tantinople, ou dans d'autres ports déjà déflorés par notre
contact, ne les connaissent pas ; c'est dans les petites villes
moins fréquentées de l'intérieur qu'il faut venir pour
apprécier leur hospitalité ouverte, leur courtoisie parfaite,
leur délicatesse— et leur scrupuleuse honnêteté.

l'ont-ils emporté, le jeune homme mort? deman-
dai-je.

haut, dirent-ils, souriant toujours, comme s'il n'y
avait rien de définitif ni de sombre dans cet anéantisse-
ment-là ; il est allé dormir dans la montagne...

Gardiens de vieux rites vénérables, dans le plus exquis
des sanctuaires, les Imans n'avaient pas éprouvé le besoin
de voyager beaucoup. Et l'un deux, qui ne connaissait
même pas Stamboul, m'interrogea sur les aspects du Bos-
phore.

Le groupe des beaux guerriers fiers, aux moustaches
blondes, se tenait, comme ce matin, à quelques pas de
nous, immobile au bord de la terrasse.

—' Qu'est-ce qu'ils font, ceux-ci? dis-je. Qu'est-ce qu'ils
attendent, à la même place, depuis tant d'heures ?

L'un des turbans verts sembla surpris, et, comme expli-
cation, me montra, de son geste large et noble, les vertes
plaines fuyantes, la ville turque étendue au flanc de
l'Olympe :

Mais, répondit-il, ils regardent !

Ce motif de la longue immobilité de ces hommes lui
semblait suffisant et naturel.

Ouvrant sans bruit le portail, quatre petites filles de six
à huit ans, délicieusement jolies, entrèrent dans le préau.
Leurs robes longues avaient des couleurs éclatantes de
fleurs ; des petits voiles de mousseline blanche peintur-
lurée, posés sur leurs cheveux teints au henneh, les coif-
faient drôlement. Elles tenaient des hannetons verts atta-
chés par des fils; elles avaient chacune au front une rose
avec un brin de jasmin, et aux oreilles, des cerises accro-
chées. Dans leurs yeux noirs, déjà tout le mystère et tout
le charme des femmes orientales.

Sur les dalles tristes, à côté des Imans graves, elles se
déchaussèrent, firent un tas de leurs socques et de leurs
babouches; puis se mirent à sauter par-dessus, à cloche-
pied, en chantant une chanson lente.

Et les Imans de la Mosquée Verte, détournant leurs yeux
des contemplations d'infini, se plaisaient maintenant à
regarder sauter les petites filles ; à l'ombre des vieux pla-
tanes, elles étaient aussi fraîches, sur le fond des marbres
blancs de la mosquée, aussi éclatantes que les coquelicots
ou les marguerites, — petites fleurs de Turquie, elles-
mêmes...

C'était l'heure du tournoiement joyeux des martinets et
de leurs grands cris dans l'air, l'heure plus dorée du soir.
En bas, aux profondeurs de l'horizon, des vapeurs déjà
orangées, déjà roses, se confondaient avec les plus loin-
taines cimes ; les montagnes avaient l'air de nuages déli-
cats qui se seraient figés, et les nuages semblaient des
montagnes un peu chimériques, dont les contours len-
tement se déformaient, dérangés par d'imperceptibles
souffles.

Nous prîmes congé des Imans de la Mosquée Verte et du
loueur de babouches, —leur serrant à tous la main, cette
fois, déjà comme à des amis, — pour monter, avant la
tombée du jour, à un lieu appelé Bounar-Bachi (la Tête des
Sources), dans des quartiers plus élevés, tout en haut de
ce bois qui est une ville.

Et notre voiture se mit à gravir des pentes très raides,
entre des maisons qui débordaient par leurs étages supé-
rieurs sur les rues étroites. Il y avait le long du chemin
quantité de vénérables petites mosquées, plus ou moins en
ruines, beaucoup de cyprès et de tombeaux. Et, montant
toujours au flanc de l'Olympe, nous avions des plongées
de vue de plus en plus profondes sur les plaines d'en des-
sous.

Bounar-Bachi, un plateau ombreux, où l'herbe pousse
très fine sous le couvert de saules antiques, aux branches
énormes, aux troncs contournés comme des corps de
monstres. Çà et là, de grands cyprès sous lesquels verdissent
des tombes, et, naturellement, beaucoup de sources bruis-
santes, beaucoup d'eaux transparentes et froides, à peine
échappées des sommets neigeux. C'est un lieu muré par les
arbres, où l'on n'a pas de vue et qui porte au recueillement
triste. Cependant des enfants y jouent, des enfants qui ont
de beaux yeux pleins de la joie d'exister. Et des femmes
s'y promènent, 'enveloppées dans des voiles qui sont
teints d'adorables nuances de fleurs.

Nous nous arrêtons là, un moment, devant un petit café
isolé. Des hommes silencieux y sont assis près de nous,
dans l'éclat charmant du costume oriental ; ils écoutent
bruire les sources fraîches; ils regardent devant eux la
prairie fermée et les tombes voisines, — sous lesquelles,
sans doute, des morts continuent plus confusément, dans
les racines des cyprès, un rêve pareil au leur.

Au crépuscule rose, nous redescendons, le long des
murailles byzantines qui entourent la Brousse d'autrefois,
débris encore imposants, de carrure presque cyclopéenne.
Comme la vue est encore plus jolie, du haut de ces mu-
railles, des maisonnettes de bois s'y sont perchées, — tout
comme en bas, sur les parapets des vieux ponts.

De ce chemin qui descend, nous avons, au coucher du
soleil, un aspect d'ensemble étrangement lumineux de la
vieille ville turque, qui est comme éboulée, comme dégrin-
golée en cascade sous la verdure; quelques mosquées, qui
posent sur des espèces de roches en promontoire, surgissent
presque entières hors des branches et s'élancent très ma-
jestueuses. Là-bas, tout au loin, apparaissent en bleuâtre
les forêts peuplées de cerfs ; sous nos pieds, les plaines de
mûriers verts, et, au-dessus de nos têtes, l'antique Olympe
aux neiges blanches, patrie de tous les gentils ours dan-
seurs que des montagnards promènent dans les villes au
son du tamtam, pour la joie des petits entants de Turquie.

Par une belle nuit d'étoiles, les grillons chantant, les
lucioles promenant leurs étincelles en l'air, nous nous
endormons dans la maison de notre ambassadeur, dans nos
chambrettes de bois neuf, entendant vaguement, au milieu
du silence de la campagne, le bruit des eaux courantes et
le chant perlé des rossignols.

III

Mercredi, 30 mai.

■ Les Imans de la Mosquée Verte, assis à l'ombre de leurs
platanes, avaient repris dès le matin leur rêve d'hier.

Trois figures nouvelles aujourd'hui s'étaient jointes à
eux. D'abord un vieil Iman comme il en apparaît dans les
contes orientaux, si vieux, si vieux, que lorsqu'il était
immobile, il semblait à peine vivre. Longue barbe blanche
et longue robe blanche. Sur le tapis rouge, personnage
tout blanc, il était assis à côté des autres, continuant un
rêve commencé depuis près d'un siècle. Ensuite, un nègre
à turban vert, qui revenait des villes saintes, et un Moghrabi,
un Arabe d'Algérie.

A l'écart, le groupe des beaux guerriers blonds en veste
brodée, et, sous les arceaux du kiosque blanc, les quatre
petites filles aux boucles d'oreilles en cerises : au complet,
tout notre tranquille entourage de la veille.

Plus amical encore ce matin, notre salut de revoir avec
les Imans. De chaque côté du vieillard, pour plus.d'hon-
neur, ils nous firent prendre place, et lui nous tendit la
main en nous souhaitant la bienvenue avec un sourire. La
Mosquée Verte aussi nous parut plus charmante ; ses
lignes, plus harmonieuses ; une paix toujours plus grande
se dégageait pour nous de sa façade de marbre, de ses
marches de marbre, envahies par les coquelicots rouges et
les herbes des champs.

Le nègre nous apprit qu'il était du Soudan occidental,
mais qu'il ne se rappelait plus sa patrie, ayant été amené
tout petit à la Brousse. L'Algérien nous conta qu'il était
venu ici à la suite d'un pèlerinage à la Mecque, — sans
trop savoir pourquoi, par fantaisie de nomade, peut-être :
mais à présent il regrettait son pays, quitté depuis deux
années, et souhaitait d'y revenir. Il se trouva que mon
compagnon de voyage, IL de V..., — qui jadis fut aussi
mon compagnon au Maroc, — avait habité son village,
connaissait sa tribu, son caïd, ce dont l'exilé fut touché
jusqu'aux larmes. Alors une conversation en arabe s'en-
gagea entre eux deux, tandis que je causais en turc avec
les Imans et qu'on apportait les narguilés, le café, les
petits sorbets. Une ombre délicieuse descendait des pla-
tanes, un vent exquis à respirer passait sur cette terrasse
suspendue, qui domine de très vastes lointains ; la fontaine
jaillissante, sous le kiosque blanc, rafraîchissait l'air : il
semblait même qu'une fraîcheur sortait aussi du sanctuaire
si proche, de tout cet amas de marbre et de faïence qui est
la Mosquée Verte.

Nous les quittâmes comme hier, à l'heure chaude de
midi, promettant de venir ce soir, — notre dernier soir,
— leur faire une visite d'adieu.

Notre voiture, cette fois, pour traverser Brousse, prit
par le long bazar ; il faisait plus frais dans ce lieu, dans la
demi-obscurité de ces voûtes. Et nous regardions défiler
les étalages, plus colorés au milieu de la pénombre, les
tapis éclatants, les étoffes bariolées, — surtout les fameuses
gazes de soie de Brousse, qui semblent des brouillards
roses ou bleus, impalpables, sur lesquels on aurait tracé
des raies en jetant des flocons de neige.

De distance en distance, de grands tableaux naïfs étaient
peinturlurés à la voûte de ce bazar. Cela représentait de
saintes villes idéales, toutes de mosquées et de tom-
beaux, où abordaient, sur une mer bleu faïence, des navires
voiliers en forme de nefs antiques. Puis nous traversâmes
le quartier des fabricants de buires en cuivre, de harnais
brodés, de frappoirs pour les portes des maisons, de pla-
teaux et de coffrets. Çà et là, au milieu des boutiques, les
marchands de comestibles montraient leurs petites cuisines
sobres et proprettes, ornées de fleurs. Très peu de viandes ;
des bouillies, des laitages, des tranches roses de pastèques.
Et les robustes portefaix, les hommes de peine venaient
acheter, dans des assiettes à poupée, de petites parts de
ces choses qui suffisaient à entretenir leurs muscles
superbes, tant la sobriété est habituelle et héréditaire en
pays turc. Aucun vin, bien entendu, aucune liqueur fer-
mentée ; rien que des citronades, tenues fraîches sous des
blocs de neige de l'Olympe.

En passant, nous apercevions par échappées les rues
transversales; sous des treilles centenaires, sous des pla-
tanes géants, les petits cafés où les gens du peuple se
reposent heureux, dans la griserie très douce des nar-
guilés. Quelques heures de travail pour de minces salaires
leur suffisent par journée, modérés qu'ils sont dans leurs
besoins et leurs désirs. — On a toujours de quoi, n'est-ce
pas, s'acheter une jolie veste brodée qui dure plusieurs sai-
sons et payer sa place sur un banc, à l'ombre d'été ou au
soleil d'hiver. Ensuite, quand décline la vie, la foi est là
pour chasser la terreur.de la mort.

Le soir, au soleil baissant, nous revînmes à la Mosquée
Verte, faire notre visite d'adieu à nos amis.

Le vieil Iman à barbe de neige était, comme ce matin,
assis près d'eux, dans les plis de sa robe blanche. Et la
causerie recommença entre nous, — gens appartenant
à des mondes si éloignés, et pour ainsi dire à des siècles
différents.

Eux nous désignaient, parmi tant de dômes qui émer-
geaient de la verdure, les mosquées principales et nous
nommaient leurs fondateurs, presque toujours ensevelis
dans leur voisinage :

— C'est dans ce kiosque que dort le sultan Osman, — et
dans cet autre, le sultan Mourad...

— Y a-t-il, interrompit le vieillard tout blanc, y a-t-il des
hommes aussi âgés que moi, dans ton pays ?

— Je ne sais pas, répondis-je; combien d'années avez-
vous mon père ?

— Quatre-vingt-quinze ans, environ.

— Oh ! oui, alors, il y en a.
Un silence.

    Et y a-t-il des hommes qui atteignent cent années,
dans ton pays ?

Une petite fumée apparut, dans le vert infini de la plaine,
dans la mer d'arbres étendue à nos pieds, une petite
fumée qui serpentait, rapide, s'approchant de nous. Le
vieillard me la désigna de la main, d'un geste élargi par
l'ampleur de sa robe blanche ; il ne prononça pas une
parole, mais son clignement d'yeux, son sourire un peu
narquois signifiaient : « Tu connais ça ?... ça vient de chez
toi ? »

Hélas, oui, je connaissais ça, et je me mis à sourire aussi
de sa moquerie discrète. Le chemin de fer ! le petit chemin
de fer à voie étroite qui, depuis une année, relie Brousse à
l'un des ports de la mer de Marmara.

— Dans ton pays, si l'on était ainsi sur une hauteur, on
en verrait passer beaucoup, je suppose?

— Hélas, oui, mon père...

— Ici, nous n'en avons qu'un seul, oh ! un seulement !...
Mais, ajoute-t-il, yetichir ! yetichir ! (Cela suffit! cela
suffit!)

Cela suffit, en effet. Je n'ose émettre cette idée devant
lui, mais je trouve même que c'est trop...

Nous nous retournons, entendant ouvrir derrière nous le
portail de la haute terrasse. C'est l'ambassadeur de France
qui vient visiter la Mosquée Verte, précédé, comme l'éti-
    quette d'Orient l'exige, par un beau janissaire tout brodé
d'or.

Nous lui avions parlé de nos modestes amis les Imans,
et il se dirige vers notre petite estrade de contemplation,
nullement surpris de nous trouver assis là. Les Imans se
lèvent comme nous à son approche et nous faisons les pré-
sentations : « Nos amis, les Imans de la Mosquée Verte ! —
Notre ambassadeur ! »

L'ambassadeur alors veut bien leur tendre la main, avec
sa bonne grâce charmante, et eux la prennent tout simple-
ment, sans obséquiosité ni gêne, ayant, eux aussi, comme
tous les Orientaux, leur distinction et leur grandeur. Du
reste, dans cette Turquie où les petits et les grands ont
l'habitude de s'asseoir ensemble pour causer, rêver, boire
à l'ombre les mêmes inoffensives choses, les puissants n'ef-
farouchent pas les humbles.

Et, l'heure étant venue où le vieillard presque centenaire
va redescendre à pas tremblants les marches de la petite
estrade pour regagner sa maison, l'ambassadeur invite d'un
signe le janissaire doré à le soutenir, — ce que celui-ci
s'empresse de faire avec un visible respect.

Maintenant nous devons quitter, et peut-être pour jamais
(nous retournons demain en Europe) ce lieu délicieux et
unique qui est la Mosquée Verte.

Notre dernier coup d'oeil, jeté au kiosque sépulcral du
sultan Mehmed Ier, est inoubliable. Le soleil, très bas, au
travers d'un vitrail qui semble en pierreries, envoie des
gerbes de rayons colorés sur le catafalque rose et argent,
   
et la grande chose funèbre se détache ainsi toute lumineuse
sur la pénombre marine de ces fonds, revêtus de précieuses
faïences vertes.

Brousse, que nous traversons pour la dernière fois, est
déjà envahie par l'ombre du soir. Le crépuscule est com-
mencé sous les platanes et sous la voûte touffue des treilles,
dans les petites rues où toute la population est maintenant
assise, après les paisibles travaux du jour, pour fumer les
narguilés endormeurs : gens du peuple en veste courte,
rouge ou bleue, les reins ceints de cachemire, la tête noble
coiffée du tarbouch à gland noir qu'un mince turban de
soie entoure; gens lettrés, gens riches, en robe longue, avec
volumineux turban en mousseline blanche ou verte ; tous
causant ensemble et attendant le signal de la prière du
Moghreb qu'ils feront en commun. La chaleur est tombée
avec la lumière, et partout on entend le bruit frais des
fontaines.

Avant de rentrer au logis, nous voulons pourtant voir
encore une fois le bocage funéraire autour de la Mouradieh.

L'heure est déjà tout à fait crépusculaire et les chauves-
souris s'éveillent quand nous entrons dans cet enclos. Nous
foulons l'herbe haute, plus recueillis dans la demi-nuit des
platanes géants ; leurs branches semblent des torses ou
des trompes de monstres, et partout des buissons de roses
les enlacent, — guirlandes de roses rouges et guirlandes
de roses roses. Nous ne rencontrons personne, et les
    kiosques des sultans morts semblent tous fermés, devenus
lugubres, à présent, dans cette obscurité.

Nous nous en allions. Mais voici que surgit, des fonds
d'ombre verte, l'Iman qui nous avait reçus hier. Il vient à
nous souriant, comme déjà ami :

— Oh ! mais pourquoi arrivez-vous si tard ?

En effet, tout est fermé.

Et lui-même venait de préparer sur un banc de pierre,
dans ce lieu si désolé le soir, son matelas, son tapis et son
narguilé, pour se coucher et s'endormir.

A sa ceinture, il porte les grosses clefs des tombeaux et
nous offre de les rouvrir. Nous le prions de nous montrer
seulement celui du prince Mustapha, à cause des merveilles
de faïence qu'il renferme.

Mais il fait trop sombre là dedans, sous le double couvert
de la coupole et des arbres : on ne distingue plus les bleus
lapis ni les rouges corail des fleurs émaillées ; le revête-
ment magnifique des murailles semble n'être plus qu'une
tapisserie aux dessins démodés et tristes, en grisailles
monotones ; le catafalque est inquiétant, avec sa coiffure
humaine, et on croit sentir dans l'air une vague odeur de
cadavre.

Allons-nous en, décidément. Derrière nous, la vieille
porte grince., refermée ; nous reprenons les sentiers pour
sortir, sous le dôme épaissi des feuillages, entre les guir-
landes de roses, dans cette herbe folle qui est spéciale aux
cimetières;

Et comme nous voulions en cueillir, de ces roses :
    « Attendez ! » dit l'Iman. — Il disparaît derrière les
branches, puis revient bientôt nous eu rapportant d'autres,
d'absolument embaumées, de celles qui servent à compo-
ser l'exquise essence orientale.

La nuit close, la nuit sans lune, mais scintillante
d'étoiles, me trouve à ma fenêtre, regardant encore le
pays que je vais quitter demain matin, la plaine d'en-
dessous, magnifiquement verdoyante au plein jour et
intensément noire à cette heure.

Je me rappelle alors le vilain petit panache de fumée,
qui était si empressé de courir au travers des bois et que
l'Iman, bientôt centenaire, du haut de la terrasse déli-
cieuse, m'avait signalé d'un geste, — et je crois entendre
encore ce « Yetichir ! yetichir ! (Cela suffit ! cela suffit !) »
répété deux ou trois fois, à la manière des vieillards
d'Orient qui aiment à marteler leur pensée par des redites.

Oh ! oui, cela suffit, et même c'est trop, hélas ! — C'est
par là que vont venir s'abattre, sur la vieille capitale des
Osmanlis, les tristes agités d'Occident ; c'est par là aussi
que tout s'en ira, vite, vite, comme un ruisseau qu'on ne
peut plus retenir : tout, la paix, le rêve, la prière et la foi.



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Source: gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13423 (7) (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57900020.r=pierre+loti+oeuvres+completes.langFR.swf).

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